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Conte de Noël
« Boooomm »
Un bruit ! Rickeam Neasruc, Ricky pour les dames, ouvrit, ou du moins il le tenta, la paupière droite. Bruit. Bruit ? Le mot lui tournait diablement l’esprit. Tel un petit enfant surexcité qui se met à donner des coups de pieds à tout le monde pour avoir ses cadeaux le soir de Noël, il bousculait sans ménagement les charpies encore fumantes de ses rêves. Dans la douce chaleur des draps, le monde froid paraissait pourtant si loin, si inexistant …Il doutait même de son existence. Las…
« Malheur de malheur, diable de sentiment qui s’empare de moi !» réussit-il presque à cogiter.
Un inconfort croissant grimpait un à un les échelons du réveil de ses pensées, encore hallucinées par le sommeil…Mais quel était donc ce malaise ? Cela lui rappelait une vague sensation, un sentiment à vif, n’attendant qu’un…
Bruit ! Un flash douloureux le tira soudain de sa torpeur. Sang, douleur, danger ! Ricky n'était plus du tout inconscient, dans le sens physique du terme. Le cœur battant, il se redressa sur son lit et tendit l'oreille, tournant la tête de tous côtés, comme s’attendant à voir surgir...Non, c’était stupide. Plus rien. Seuls les délicieux ronflements de sa douce femme troublaient le silence…
Avait-il rêvé ? Il tourna son regard vers elle. Quelle vision splendide ! Olivia était si belle… Sa peau lisse tombait en cascades exquises sur son ossature solide et parfaite, ses chairs appétissantes coulaient comme un flot de caramel, s’épanchant avec style sur le drap nuptial. Ses cuisses rondes semblaient vouloir recouvrir l’entière surface du sommier, bases solides de la montagne qui les précédait. Quels coquins apprêts que son maquillage effacé et mi-fondu, répandu sur son visage tel du beurre au fond d’un plat. Quelle croquante provocation que ses cheveux savamment graissés, entretenus pour leur donner l’air négligé, qui nimbaient sa mignonne tête ovale ! Elle qui dodelinait si gentiment au rythme de sa digne respiration, perpétrant l’intime (<=infime) frémissement de ses joues quelque peu épaisses. Mais si peu… Rickeam aimait profondément sa femme. Il se pencha pour l’embrasser doucement dans le cou, s’emplissant de sa fraîche odeur de lait suri.
Mais le sens des priorités lui revint ; il y avait eu un son, en bas ; peut être n’était-ce rien, mais il était de son devoir d’époux et de père de famille d’aller voir ce qu’il se passait. C’était plus qu’un devoir, c’était une question de vie ou de mort ! Et il allait braver sans peur le danger pour répondre à l’immanent et impérieux besoin de l’Homme, depuis le commencement des temps, de protéger les siens et d’affronter le monde pour en triompher !
Sur cette courageuse pensée, il glissa la main sous le traversin. Ses doigts se refermèrent sur une masse si froide qu’il en eût des frissons...Des frissons de froid et de joie. Il affermit sa prise et sortit lentement, très lentement le Beretta de sa cache. Il émanait de l’arme une sorte d’aura glacée, d’un bleu de banquise éternelle. Un sourire mûrit au coin des lèvres de Rickeam. Celui-ci ne se félicitait jamais assez de la précaution de garder, la nuit, son revolver fétiche à portée de main. Il dormait, de ce fait, tellement mieux, et le simple fait de le regarder maintenant l’emplissait d’une force si irrésistible ! Il colla le canon sur sa joue. Plaisir de la morsure de l’acier. Après avoir vérifié que l’arme était bien chargée, et après un autre baiser amoureux donné à sa femme, il se leva avec précaution et sortit du lit le plus silencieusement possible. Il enfila ses chaussons de fourrure de léopard, un vieux souvenir d’un safari en Afrique, puis sortit de la chambre en s’efforçant de ne pas faire craquer le plancher.
Le calme semblait régner sans partage sur la maison de Sweet Drive. Il alla coller l’oreille à la porte de la chambre de ses deux fils. N’entendant rien, il entrebâilla légèrement la porte. Il fut soulagé de les voir dormir paisiblement, leurs traits sereins et repus révélés par la lumière du réverbère du dehors. Il était très fier de ses deux garçons, si gentils, si beaux, si sages…
Il referma la porte, puis s’avança doucement jusqu’à la rambarde de l’escalier. L’odeur de la dinde, qu’ils avaient mangé quelques heures plus tôt, flottait encore dans l’atmosphère, et de drôles de borborygmes sortirent de l’estomac du sieur Neasruc. Tant qu’à aller vérifier que tout allait bien en bas, autant s'assurer également que le réfrigérateur ne souffrait pas de solitude. Il commença alors à descendre doucement les escaliers, le doigt néanmoins crispé sur la gâchette, tous les sens en alerte. Il était arrivé à mi-parcours lorsqu’un craquement sinistre le fit sursauter. Quelqu’un ! Il y avait quelqu'un (<=il constate d'abord) dans le salon ! Effrayé, Ricky n’osait plus respirer. Quelqu’un qui en voulait peut-être à la vie de sa famille, à ses biens ! Peut-être un fou dangereux ! (<=il suppose ensuite) Pourquoi peut-être ? Sans aucun doute ! Qui irait s’introduire en pleine nuit chez d’honnêtes citoyens, sinon un individu armé de mauvaises intentions ? D’intentions semi-automatiques ! Quelle humanité pouvait-on attendre de ces gens ? Il avait lu ce matin même, dans le journal, que Mrs. Timplerton avait été attaquée de la sorte chez elle, il n’y avait pas deux jours... À quelques rues de sa maison… Puis il eut la vision d’un pistolet dans les mains de l’intrus, et les souvenirs remontèrent en même temps que cette sensation qu’il avait presque fini par oublier… La peur. Pas la simple peur, celle que l’on éprouve lorsque qu’il n’y ait plus de lait dans le frigo, ou la peur du policier au coin de la rue, Dieu non ! Il s’agissait là de la peur panique, la peur pour sa vie, viscérale, obscène, qu’il n’avait plus ressentie depuis le temps où il se battait contre d’autres hommes, pour sa patrie. La peur des anciens temps.
Ce risque soudain, ce danger qui le regardait d’un air vicelard le troublait au plus haut point. Autant il était prêt, quelques minutes plus tôt, à défendre les siens, autant il n’arrivait même plus à envisager l’idée de se retrouver face à la mort ... Ou même de côté, ou derrière elle, à cet instant! Il ne se sentait pas lâche ; c’était juste au-dessus de ses forces. Point. Et pourtant, s'il voulait un jour se regarder dans un miroir sans rougir, il faudrait bien qu’il y aille. Et s'il n’y avait que ça ! Qui savait ce que cet individu voulait faire de lui et de sa famille ? Peut être volera-t-il ce qui l’intéresse, avant de bouter le feu partout dans la maison ? Appeler la police ? En cette période, à cette heure-ci ? Ils avaient déjà bien trop de travail ! Le temps qu’ils arrivent, il pourrait se passer tant de choses…
Rickeam était au pied du mur, et il se sentait comme un futur fusillé. Et comme un grand émotif, à l’odeur qui se dégageait de son pyjamas ! Il en était à s’interroger en profondeur sur la marche à suivre, et, arrivé à la question « Qu’est-ce que l’escalier ? », il se souvint alors de ce qu’il tenait dans la main. Tout homme est mortel. Il suffit d’une balle. Le plus fort des hommes ne résiste pas à une balle logée dans l’occiput. Of course… Il suffisait de tirer le premier. Resserrant ses deux mains autour de son .9mm, il descendit les marches le plus silencieusement qu’il lui fut possible. A chacune de celles-ci, il redoutait l’infâme craquement intempestif du bois. Sa propre demeure pouvait décider de jouer les Judas. Elle devenait elle-même une ennemie possible. Tout doucement, Mr. Neasruc demandait pieusement à la maison de l’aider, à Dieu et aux anges de l’assister le long de sa laborieuse descente. Il avait l’horrible impression d’être regardé par le monde entier.
Il l’aperçut enfin. Un morceau d’étoffe rouge vif, qui s’agitait faiblement près de la cheminée. Encore une marche. Il voyait maintenant une sorte de robe... Non une veste et…Rickeam eut encore le courage de descendre une marche, un bonnet. Un salopard de voleur qui tripatouillait près de sa cheminée… Il lui tournait le dos. Oui, c’était bien un voleur ! Il voyait maintenant son sac où il entreposait son butin. Un sac énorme ! Aussi énorme que le voleur !
« Sa sale graisse issue de ses odieux forfaits ! » se dit Rickeam. « Oh ! Il ne se doute pas de la punition divine qui va s’abattre sur lui dans quelques instants ! L’immonde ! Mais que…? »
- Pom popo popom… »
Il chantonnait ! Quel culot ! Quel monstre d’homme est-ce cela, celui qui prend du plaisir à ce genre d’actes odieux ! C’en était trop !
- V…Vous ! Les m…mains sur la tête ! Vi…Vite ! Cria presque Ricky, d’une voix un peu trop aiguë à son goût, tout en finissant de descendre l’escalier.
L’autre, surpris, fit volte-face. Il avait une mine bonhomme, de belles pommettes roses vifs et une magnifique barbe blanche. On avait tellement envie d’avoir confiance en lui qu’il aurait pu siéger au Congrès. Un faciès accusateur de brave homme ! Il était cuit !
« Un salopard de sérial killer ! Les pires sont les vieux messieurs de ce genre-là ! Personne ne se méfie assez des grand-pères aux bonbons pleins les poches ! » se dit Rickeam, fier de ne pas se laisser prendre à son jeu de sournois.
- Mais enfin, que faites-vous là Monsieur ? Demanda l’individu avec une chaude et rassurante voix de baryton.
Le fourbe !
- Shu....Shut up sucker ! SHUT UP ! Lâche ton sac salopard ! Lâche-le ! Hurla-t-il en agitant furieusement son Beretta..
Rien de tel qu’un sac de ce genre pour cacher un fusil à pompe. Rickeam n’était pas né du dernier Big Mac.
- Bien, bien, mais vous faites une méprise incroyable…
- Ah ah ah ! La ferme ! Et laisse tes mains sur la tête ! Tu voulais nous voler, nous égorger dans notre sommeil ? Pour sûr que c’en est une de méprise ; tu croyais peut-être que j’allais te laisser faire ta sale besogne ? Tu n’es pas tombé dans la bonne maison ! Je ne m’appelle pas Mrs. Timplerton, moi !
Ricky jubilait.
- Voyons, voyons mon enfant ! J’ai bien de la peine à saisir votre amphigouri…Je vais m’expliquer ; je venais à cause de vos deux fils, dit-il en agitant une sorte de lettre, Jonathan et Buch. Ils ont été bien sages cette année et…
Il s’arrêta dans son explication en apercevant le regard dément de Rickeam.
- Aaahh ! Kidnappeur d’enfant ! Charogne ! Pédophile véreux ! Voilà à quoi allait servir ton sac ! Tu vas subir la punition divine, sans préavis ! Je vais te renvoyer en enfer, fumier !
- Ecoutez, je vais repartir par la cheminée, j’ai des rennes qui m’attendent et… Je ne reviendrai plus ! » Tenta l’incriminé, pour calmer le bonhomme. Pour prouver ses dires, il porta la main dans sa barbe. Fatale erreur !
- Je t’avais prévenu chien ! Raaaaaaahhhhhhhhhhhhhhh !!!
Tout en continuant à hurler, Rickeam vida furieusement le chargeur sur l’intrus, emplissant de tonnerre la paisible atmosphère. Pour lui ventiler l’estomac, à cet imbécile.
Le chaos régnait entre les deux fauteuils beiges et le sapin en polystyrène vert non recyclable. Une odeur lourde et effrayante accompagnait l’épais nuage de fumée âcre qui planait dans le salon ; les lumières des guirlandes sur la cheminée brillaient confusément dans cette mélasse. Un champ de bataille à domicile. Pour quelques dollars de plus, payés à la caisse de l’épicerie. Plus un bruit. Puis un grand éclat métallique, suivi d’un tout petit cliquetis, retentirent.
« Pom popo popom… »
L’Homme à la barbe blanche essuya le canon de sa mitrailleuse. Fou le nombre d’objets que l’on pouvait dissimuler sous sa barbe ! Rickeam, quant à lui, gisait joyeusement dans une mare de sang, le corps transpercé par la croix de Jésus que les rafales de l’arme automatique avaient décrochée du mur.
- Hum, la punition divine ! Ricana le barbu.
Avec une conscience toute professionnelle, il rangea alors son arme, replaça la croix au mur avec un petit signe respectueux, attacha un ruban rose autour de Rickeam, reprit allègrement son sac sur l’épaule, et rigola un bon coup :
« Oh oh oh ! »
- So long ! Et joyeux Noël mon petit ! Dit-il avec tendresse.
Il remonta alors par la cheminée, malgré la différence de taille du conduit et de son embonpoint, et ce par un procédé connu de lui seul et dont le secret perdure depuis toujours, sauta sur son traîneau, et s’envola gracieusement, accompagné du doux non-son du martèlement des sabots des rennes, en une accélération fulgurante.
Il était très content du cadeau que lui avaient fait ses lutins cette année. Très utile.
Un métier dangereux qu’il pratiquait là…Comme il l’avait lu dans Noël Malin : « Les barbes sauvent des vies ».
Epilogue
L’année d’après, les enfants de feu Rickeam eurent tout de même droit à un cadeau. Un grand cadeau jaune avec un ruban rouge.
L’explosion détruisit toutes les vitres du voisinage. L’on retrouva un des pieds de Jonathan quelques centaines de mètres plus loin.
Qui a dit que le père Noël n’était pas rancunier ?(<=n'avait pas de mémoire?)
Joli conte, bien dans l'esprit de Noël
